Le petit flambeau

L'Autriche vue par un universitaire français…

Ecrire après ‘Parndorf’

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Le lieu où le camion a été découvert (photo JS du 29/8)

(autre version rue89)  Parndorf est connu des jeunes, à Vienne, car c’est le village situé à une trentaine de kilomètres de la capitale auquel s’est adossé un centre commercial regroupant des magasins de marques vendant à prix cassé. Parndorf c’est depuis le 27 août 2015 le lieu de la plus grande tragédie des réfugiés sur le sol autrichien. C’est là qu’une fosse commune roulante a été retrouvée en bordure d’autoroute : un camion rempli de 71 cadavres, dont ceux de huit femmes et quatre enfants âgés d’environ 18 mois à 8-10 ans. Ce camion en rappelle d’autres, 70 ans plus tôt… Qui sont cette fois-ci les coupables ? A quelques centaines de mètres, ce jeudi-là, le centre commercial a maintenu son « late night shopping » mais « l’autre Autriche » était présente aussi, à Vienne, devant le ministère de l’Intérieur : environ 500 personnes se sont rassemblées pour partager leur douleur et crier leur indignation. Les minutes de silence ne sont plus d’actualité : ces morts sont le résultat d’une politique migratoire décidée en haut lieu, en Autriche comme dans la plupart des autres pays européens. Erich Fenninger, directeur de l’ONG Volkshilfe a résumé la situation des réfugiés par une métaphore : les habitants de maisons en feu veulent sortir de chez eux, devant eux ils ne trouvent qu’une porte fermée, celle de la forteresse Europe. La première réaction de la ministre de l’intérieure, Mme Mikl-Leitner (hélas trop présente sur ce blog) fut de s’en prendre aux passeurs, sans faire le lien avec la politique européenne.

Les conventions relatives à l’asile, comme celle de 1951 relative au statut des réfugiés, sont piétinées, parfois très légalement avec de nouvelles lois comme le règlement Dublin II, qui permet de renvoyer les demandeurs d’asile dans le premier pays européen où ils sont entrés. Le 30 juin dernier un billet de ce blog traitant d’une nouvelle progression de l’extrême droite faisait état d’une instrumentalisation des réfugiés par le gouvernement qui préférait les parquer sous des tentes plutôt que d’ouvrir par exemple des casernes désaffectées ou contraindre les Länder à respecter leurs quotas d’accueil.

La tragédie des réfugiés apparaît de plus en plus souvent dans les journaux. Le 9 août dernier c’est un petit camion contenant 86 réfugiés qui était arrêté. Comme ils étaient encore en vie, même la femme enceinte de 8 mois, peu de médias s’y sont intéressés. Quelques jours plus tard, Amnesty international a rendu un rapport accablant (PDF) pour le gouvernement autrichien sur la gestion du plus grand camp de réfugiés du pays, celui de Traiskirchen, à 30km au sud de Vienne. Il y est fait état de malades et de blessés non soignés, de douches non séparées pour les hommes et les femmes, de 1500 personnes dormant en plein air dont de nombreux mineurs non-accompagnés laissés à eux-mêmes (que la ville de Vienne a décidé par la suite de prendre en charge). Le tout dans un camp regroupant 4500 réfugiés alors qu’il est conçu pour en héberger 1800.

Comment expliquer cette incurie dans un pays qui sait accueillir 37 millions de touristes par an ? La réponse est là encore politique, liée aux dégâts du néolibéralisme : ce sont des activités régaliennes ou relevant simplement des missions de l’État qui sont sous-traitées par des compagnies privées (voir sur ce blog « Le Rideau déchiré ou un néolibéralisme aussi discret que redoutable »). Le camp de Traiskirchen est géré par une entreprise, ORS, qui a son siège en Suisse et a touché en 2014 près de 71 millions de l’État autrichien. Crée en 1992 en Suisse pour « gérer » les demandeurs d’asile, cette société a depuis 2012 sa filiale en Autriche avec 400 employés. Son manque de professionnalisme est criant.

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« Gestion » des réfugiés par l’entreprise ORS GmbH (responsabilité très limitée !)

Le rapport de Médecins sans frontières, daté du 25 août, n’est pas plus élogieux pour ORS et ses commanditaires (l’État autrichien). Des femmes enceintes non prises en charge sur le plan médical, des données personnelles récupérées par le service sanitaire et transmis à la police, 1698 mineurs non accompagnés sans assistance, dont 59 enfants de moins de 14 ans… Un Syrien bénéficiant du statut de réfugié s’est infiltré dans le centre pour filmer les conditions de vie. Des conditions d’hygiène déplorables (pas de papier toilette), des cours d’allemands annoncés mais inexistants et une exploitation des réfugiés travaillant dans le camp. Ils attendent deux ou trois mois avant de pouvoir travailler deux semaines à 3 ou 4 euros de l’heure, laissant les postes aux suivants.

Entre la publication des deux rapports (Amnesty et MSF), le chancelier est allé à Traiskirchen visiter le camp et après cet exploit, il a présidé la Kanzlerfest (fête du chancelier où sont invités quelques VIP fin août, chaque année. Pour répondre aux voix qui lui suggéraient de peut-être repousser cette fête il a déclaré « Si on s’affaire à améliorer la situation des réfugiés dans des temps difficiles, on peut aussi fêter » (« Wenn man sich darum kümmert, dass die Situation für Flüchtlinge in schwierigen Zeiten besser wird, kann man auch feiern »). Disons simplement que son « affairement » n’a pas encore eu de conséquences visibles.

L’Autriche a pourtant une tradition d’accueil des réfugiés, 180 000 Hongrois sont arrivés en 1956, des dizaines de milliers de Tchécoslovaques en 1968 et plus encore d’Allemands de l’Est à partir de l’été 1989. Ces réfugiés ont souvent été utilisés sur le plan politique, dans le cadre de la Guerre froide jusqu’aux réfugiés du Kossovo en 1998/1999. Le discours dominant de la classe politique, à l’exception des Verts, est de renforcer les contrôles aux frontières, voire de les fermer comme le réclame l’extrême droite, le FPÖ crédité de près de 30% des voix et qui se prépare à une lutte serrée contre les sociaux-démocrates pour la mairie de Vienne en octobre prochain. La ministre de l’intérieur a osé déclarer en juin dernier qu’il fallait rendre « l’Autriche moins attractive » (cf. ce billet et cette source).

Vendredi 28 et samedi 29 août, j’ai accompagné sur le terrain une équipe de radio (France-Info) puis une équipe de télé (pour le 7 à 8 de TF1). Le drame du camion était bien sûr au centre des reportages, mais au détour d’entretiens avec les réfugiés, la croix rouge et la police autrichienne, j’ai pu me faire une idée de l’ampleur de ces drames qui se jouent dans nos pays. Dans le Burgenland qui constitue la frontière avec l’Autriche, sur l’une des routes des Balkans, 4500 réfugiés ont été interceptés en 2014. Fin août, ils étaient déjà 12 000 pour cette année. Dans les deux ou trois jours à venir, 7000 réfugiés sont attendus aux frontières autrichiennes, dont la majorité à Nickelsdorf et dans les environs. Deux camps de transit sont en cours d’aménagement. Les réfugiés sont rassemblés dans des camps où ils sont libres, la Croix rouge leur apportant les premiers secours car ils sont souvent récupérés près de l’autoroute après avoir été déposés par les passeurs, ce qui signifie un long voyage souvent sans eau et sans nourriture, parfois aussi avec peu d’oxygène. Dans ce camp aménagé à Nickelsdorf dans un ancien poste de douane, ils ne restent pas plus de  48h avant d’être dirigés dans un centre comme celui de Traiskirchen s’ils demandent l’asile, ce qui est le cas de près de 90% des réfugiés. Dans le cas contraire, ils sont théoriquement ramenés en Hongrie mais comme ils sont libres de leur mouvement dans ce camp, beaucoup tentent de poursuivre leur voyage (ils m’ont parlé de la Belgique, de la Suède et de la Finlande).

Omar, ingénieur d’une trentaine d’années  m’a raconté comment il a frôlé la mort dans un camion avec sa femme et leurs trois enfants. A Mossoul, en Irak, sa femme gérait une entreprise de transport, elle ne couvrait pas ses cheveux. Daech arrivant, ils ont dû fuir rapidement. Le père d’Omar n’a pas pu, il a été assassiné et son corps laissé sans sépulture dans le désert. Ils parlent tous les deux parfaitement anglais et mettaient leurs enfants à l’école anglaise. L’équipe de France Info a a repris une petite partie de son témoignage :

Omar nous a servi d’interprète avec des jeunes Irakiens qui ont vu certains de leurs compagnons de voyage mourir. L’un des jeunes s’est évanoui dans un camion. Ahmed, lui est âgé de 53 ans, il était aussi ingénieur (en mécanique). Il est parti seul, laissant à Bagdad sa femme et leurs trois enfants. Il a dû payer 1300 dollars pour le passage de la Turquie à la Grèce, à plus de quarante personnes sur un bateau de trois mètres, puis 1500 euros pour passer directement de Belgrade à la frontière autrichienne, par la Hongrie. Lors de mes deux journées dans ce centre, j’ai pu faire quelques photos qui rendent compte j’espère de cette tragédie mais aussi de la profonde humanité de tous ces regards.

Prochaine manifestation à Vienne pour un accès légal des réfugiés dans le pays et rendre hommage aux 71 victimes, lundi 31 août à 18h, Christian-Broda-Platz (en face de la Westbahnhof), jusqu’au Museumsquartier.

Sources et compléments

29 août 2015 - Posted by | Autriche, Immigration, Journalisme | , , , , ,

Un commentaire »

  1. Cher Jérôme, merci de cet article, de ces informations peu connues en France (la privatisation des camps) et de ces témoignages. Très bien que deux médias français aient fait le voyage, t’aient eu comme guide, mais ici, tout de même, les médias de masse sont généralement très superficiels à propos de ces drames, de leurs racines et des moyens idéologiques de leur pérennité.
    Marc Silberstein (Paris)

    Commentaire par Marc Silberstein | 31 août 2015 | Réponse


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