Notre ville !
Il s’agit pour les deux concepteurs, Werner Hanak-Lettner et Danielle Spera (également directrice dudit musée), de s’interroger sur les rapports qu’entretiennent les Juifs avec leur ville, du Moyen Âge à nos jours, la césure étant très logiquement la Seconde Guerre mondiale qui sépare d’ailleurs la partie à l’étage de celle située au rez-de-chaussée. Placer la période contemporaine au début de l’exposition permet d’ailleurs d’ancrer celle-ci dans la cité, et ce d’autant plus facilement qu’on trouve dans la première salle des citations de nombreuses personnalités juives contemporaines très présentes dans la vie culturelle comme Oscar Bronner – fondateur en 1988 du quotidien autrichien de référence, Der Standard – qui écrit « la patrie [‘Heimat’ est intraduisible] est pour moi un concept chargé, pour moi la patrie c’est le monde mais c’est à Vienne que je me sens chez moi », Doron Rabinovici – historien, écrivain et essayiste israélien installé depuis 1964 à Vienne (*) ou encore Ruth Beckermann (réalisatrice à qui la cinémathèque du Centre Pompidou a consacré une rétrospective en 2002). Cependant, cette première salle saluant les intellectuels juifs est à l’image du pays, marquée par une relation dialectique de type amour/haine entre les Juifs et l’Autriche. Sur le mur opposé à ces citations, on retrouve des propos directement antisémites, tenus par les plus hauts dirigeants comme le chrétien-conservateur Leopold Kunschak, vice-maire de Vienne (1945-1946) et président du Parlement (1945-1953), qui déclarait le 14 septembre 1945 « J’ai toujours été un antisémite et je le suis encore aujourd’hui », ou Karl Renner (président social-démocrate du pays de 1945 à 1950) qui précisait de son côté, en 1946, « bien entendu nous n’accepterions pas qu’une nouvelle communauté juive issue de l’Europe de l’Est vienne ici et s’établisse, alors que nos propres gens ont besoin de travail ».
L’exposition est originale car elle fait usage d’éléments de natures très diverses : il y a des textes, des objets (comme le vélo de Theodor Herzl – une des affiches – qui plane au-dessus d’une salle comme dans un rêve ou la « canne antisémite » que l’on pouvait acheter à Vienne autour de 1900, avec une caricature de Juif comme pommeau), des extraits de vidéo (par exemple sur l’affrontement entre le chancelier Bruno Kreisky et Simon Wiesenthal dans les années 1970 mais aussi sur l’essor de la société civile après la nomination de l’ancien nazi Kurt Waldheim à la tête du parti conservateur, en 1986), ou encore des cartes (par exemple sur la part des Juifs dans les différentes provinces de l’Empire austro-hongrois), des installations artistiques ou encore des diagrammes comme celui qui est sorti des bureaux d’Adolf Eichmann pour conceptualiser le dépouillement systématique et rationalisé des Juifs au « Bureau central pour l’émigration juive ». Parmi les moments forts de l’exposition, on pourrait encore citer le rôle des Juifs dans la révolution de 1848, la controverses entre les visions orthodoxe et réformée du judaïsme, les critiques de jeunes juifs à l’encontre de la représentation officielle des Juifs (l’IKG), dans la lignée des événements de mai 1968 (et jusqu’à la fin des années 1970 avec la publication en 1977 d’un magazine concurrent à l’organe de la communauté, Die Freie Gemeinde). Parmi les pièces exposées les plus récentes, on retrouve le panneau Dr.-Karl-Lueger-Ring, déposé au printemps 2012 et commenté sur ce blog.
Entièrement bilingue (allemand-anglais), l’exposition s’adresse à un public large et apporte quelques éléments novateurs à toutes celles et ceux qui désireront mieux saisir la richesse éminemment protéiforme de l’identité juive autrichienne.
Compléments
- « Le mystère de l’identité juive, à Vienne autour de 1900 » [07/03/2013 sur nonfiction.fr, Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque, Albin Michel, 2013]
- « Österreich über alles ? » [18/09/11 sur nonfiction.fr, Histoire de l’Autriche, par Steven Beller, Perrin]
- « Vienne sous le national-socialisme » [05/06/08 sur nonfiction.fr : Gerhard Botz, Nationalsozialismus in Wien. Machtübernahme, Herrschaftssicherung, Radikalisierung, 1938/39, Vienne, Mandelbaum]
- Le site officiel de l’exposition, au musée juif
(*) Doron Rabinovici : « Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose comme ‘ma ville’. Ou bien peut-être que d’une certaine façon Tel Aviv est ma ville, mais d’une certaine façon seulement car mon hébreu n’est pas aussi bon que mon allemand. Je ne suis pas un homme avec une patrie bien précise. A Vienne je suis quand même chez moi, je me repère, mais je ne crois pas vraiment être profondément d’ici. Vienne est aussi pour moi le lieu du débat politique, c’est mon domaine de vie et c’est aussi assurément un lieu de crime. »
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