Lumière sur l’Autriche noire
Jusqu’à récemment, c’était un tabou : on n’imaginait pas une exposition sur l’histoire de tous ces enfants nés de l’union de soldats d’occupation afro-américains et de femmes autrichiennes. Le regretté Clément Mutombo avait bien consacré en 2009 un premier livre à un sujet proche, les enfants nés de soldats des troupes coloniales française au Vorarlberg, province occidentale du pays (voir ma recension), mais le sujet n’avait pas été abordé pour le grand public sous la forme d’une exposition. C’est chose faite avec « l’Autriche noire » au Musée ethnographique de Vienne (Volkskundemuseum), exposition conçue par Niko Wahl, Philipp Rohrbach et Tal Adler, à voir jusqu’au 21 août 2016.
Les témoignages d’une vingtaine d’anciens enfants sont placés au centre de l’exposition. Ces récits sont découpés de façon thématique et accompagnés de bon nombre de documents issus d’archives personnelles, surtout des photos ou des objets du quotidien mentionnés dans les souvenirs, comme la trousse d’un écolier prénommé Freddie, né en 1947 à Vienne, l’un des rares enfants à avoir peu souffert de racisme car il répondait à coup de poings à ceux qui osaient le traiter de « nègre ». Il y a aussi beaucoup de courriers officiels ou de lettres échangées, comme celle, très émouvante d’un soldat retourné aux États-Unis, qui s’adresse en 1954, dans un allemand parfait, à sa file Adèle, avec laquelle malheureusement il ne parviendra pas à garder le contact.
C’est la diversité des histoires qui étonne au premier abord. Par exemple l’histoire de Helga, née à Wels en Haute-Autriche, en 1946, et adoptée par une famille Sinté : elle raconte qu’elle a eu une enfance plutôt heureuse, souvent en voyage, et qu’elle se sent aujourd’hui sinté.
Pendant l’occupation quadripartite de l’Autriche, de 1945 à 1955, entre 750 et 3500 GI afro-américains ont stationné en permanence dans le pays. Ils ont enfanté entre 350 et 400 enfants, nés de mères autrichiennes. Il y eut très peu de cas de viol ou de prostitution mais malgré cela, les reconnaissances de paternité étaient difficiles à établir et les mariages rares, en raison du racisme qui régnait aux États-Unis, les officiers, blancs, refusant en général de légaliser les couples mixtes.
On estime que 70% des enfants n’ont été élevés que par leur mère, 15% se sont retrouvés dans la famille élargie de la mère et que le reste des enfants a été envoyé en foyer ou en famille d’accueil. Dans ce dernier cas, les enfants ont souvent été maltraités, parfois presque considérés comme des esclaves. Les enfants en foyers – et ce blog raconte déjà l’horreur des foyers autrichiens aux méthodes nazies (ici et là) – ont servi de ressource pour un marché noir de bébés et de jeunes enfants. Aux États-Unis, les familles qui récupéraient ces enfants n’avaient souvent pas le droit d’adopter légalement, pour des raisons sociales (drogue, alcoolisme, violence…). C’est par le biais de ces voyages transatlantiques que des premiers témoignages ont pu être systématiquement recueillis car seule la compagnie aérienne belge Sabena assurait le trajet de mineurs non-accompagnés. Du coup, une hôtesse de l’air de cette compagnie qui avait fui l’Autriche en 1938 à 13 ans, Trudy Jeremias, a été affectée à ces transports. Elle a commencé en 2008 à raconter ce qu’elle avait pu savoir du destin de quelques-uns des enfants dont elle avait eu la responsabilité (elle assurait le contact aec la famille à l’arrivée).
Bien sûr, le racisme est omniprésent dans les récits. Pour les soldats afro-américains, l’arrivée en Autriche était vécue comme un soulagement car ils échappaient à la ségrégation en vigueur aux Etats-Unis. Dès septembre 1945, « l’interdiction de fraterniser » fut levée (Fraternisierunsverbot) : les soldats étrangers avaient dès lors le droit de serrer la main des autrichien-ne-s, de pénétrer dans leurs magasins et restaurants etc. Les GI étaient vus comme des défenseurs face aux Soviétiques (qui en raison de viols assez systématiques avaient mauvaise réputation), ils étaient riches, distribuaient du coca-cola, des chewing-gums, et même parfois des bas en nylon. Qui plus est, alors que les soldats autrichiens revenant du front étaient souvent blessés ou au moins très affaiblis, les soldats étasuniens se montraient plus attirants pour qui oserait braver le racisme ambiant.
A Salzbourg, il n’y avait pas moins de 5000 Autrichiennes travaillant avec les soldats pour les cuisines, l’interprétariat etc., à tous les niveaux de la hiérarchie. Immanquablement, des relations amoureuses ont vu le jour et dès janvier 1946 les soldats obtinrent le droit d’épouser des Autrichiennes. Ainsi Linda est née à Salzbourg en 1955, elle a suivi une formation en Styrie dans une l’école hôtelière et a fini par tenir un magasin d’antiquités. Elle vit aujourd’hui avec un Nigérian.
Une idée originale de l’exposition est d’avoir fait dire les témoignages de certains anciens enfants par d’autres personnes d’origine africaine, vivant aujourd’hui en Autriche, pour lesquelles les récits résonnent particulièrement. Cela permet de préserver l’anonymat de certaines personnes qui le souhaitent, et cela montre combien être noir en Autriche reste encore bien souvent un défi.
Source : Niko Wahl, Tal Adler und Philipp Rohrbach, Schwarz Österreich. Die Kinder afro-amerikanischer Besatzungssoldaten. Katalog zur Ausstellung « SchwarzÖsterreich » im Volkskundemuseum Wien, 27. April bis 21. August 2016, Wien, Löcker 2016
Compléments sur ce blog
- Pour tous les Soliman d’aujourd’hui !
- Recension du livre de Clément Mutombo
- De la diversité dans la police autrichienne
- Un racisme parfois insidieux
- Quand la police autrichienne attaque encore, neuf ans plus tard, un Africain qu’elle a torturé
- Espoir et désespoirs
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- Vous êtes noir et vous prenez le métro à Vienne ? Attention !
Actualité : à 17’30 dans cette émission de France Culture sur l’extrême droite en Autriche diffusée le 26 mai 2016, Simon Inou, qui fait partie des Africains qui reprennent le récit des enfants dans un des films de l’exposition, évoque le quotidien des Africains confrontés au racisme en Autriche.
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très bon commentaire qui restitue bien le propos et l’éclaire de façon passionnante!merci!