Le petit flambeau

L'Autriche vue par un universitaire français…

Malentendus sur les malentendus exposés au Musée juif de Vienne

L’exposition actuelle du Musée juif de Vienne, « 100 malentendus sur les Juifs et entre eux » aurait pu s’intituler « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les clichés concernant les Juifs sans jamais oser le demander ». Première exposition organisée sous la direction de Barbara Staudinger, à la tête du musée depuis l’été dernier, elle est l’objet de vives controverses qui ne reflètent en réalité que l’effroyable conservatisme de la communauté juive officielle à Vienne. Le journaliste austro-israélien Ben Segenreich, fervent défenseur de tous les gouvernements israéliens, se montrait catégorique (ayant parcouru le catalogue de l’exposition sans la visiter) dans l’édition du 7 janvier du quotidien conservateur Die Presse : « les malentendus ne sont pas écartés mais colportés ». Trois jours plus tard, son collègue Paul Lendvai, journaliste influent de 93 ans arrivé à Vienne après la révolution hongroise de 1956, appelait dans une lettre adressée au même quotidien à « fermer l’exposition immédiatement » (sofort zusperren). Décidément, la Cancel Culture n’est pas l’apanage de quelques minorités à gauche du champ politique.

De quoi s’agit-il exactement dans cette exposition ? D’abord de déconstruire de nombreux préjugés concernant les Juifs mais aussi de dénoncer une forme de philosémitisme, très développé au pays des bourreaux dans une attitude malsaine de compensation (wiedergutmachen) face aux atrocités du passé : exaltation du supposé génie des Juifs, du romantisme attaché aux Shtetls, valorisation d’un sens « juif » de solidarité au sein de la famille etc. L’exposition illustre aussi la diversité de l’identité juive, et c’est sans doute ce qui révulse les gardiens du temple. Oui, on peut être juif et critiquer certains aspects de la politique menée par le gouvernement israélien (on peut même penser que c’est aujourd’hui un devoir en constatant que des racistes et des homophobes sont au pouvoir). On peut aussi être juif et ne pas être religieux, ni même croyant.

Voici quelques unes des idées reçues abordées dans l’exposition, avec un aperçu sur les œuvres  d’art :

Idée reçue n°9, « Il y a une façon juive d’étudier » : une artiste se moque du philosémitisme en évoquant une façon « juive » de respirer.

Idée reçue n°24, « Tous les Juifs sont solidaires entre eux » : pour contrer ce stéréotype, on voit une œuvre d’Andi Arnovitz, The Black List, représentant 5000 noms enroulés dans du papier noir, pour 5000 Israéliens qui, pour diverses raisons, n’ont pas le droit de se marier en Israël (rappelons ici que le mariage civil n’existe pas dans le pays, que si deux personnes qui n’ont pas la même religion veulent se marier, elles doivent le faire à l’étranger).

Sur l’extermination systématique des Juifs d’Europe (appelée à tort « Shoah »), il y a une dizaine de préjugés, dont ceux-ci :

  • Idée reçue n°29 : « Les exterminations de masse ne peuvent être commémorées que dans une déférence absolue »
  • Idée reçue n°31 : « L’Holocauste ne peut pas être un sujet pour les enfants »
  • Idée reçue n°33 : « On ne doit se souvenir que des victimes »
  • Idée reçue n°49 : « Les Juives et les Juifs sont au cœur des commémorations »

Pour les illustrer, les commissaires d’exposition ont choisi de revenir sur certaines controverses, comme lorsqu’en 2022 l’artiste polonais Zbigniew Libera avait exposé une collection de Lego au musée juif de New York représentant un camp de concentration. Le groupe danois leader dans la vente de pièces de construction en plastique coloré avait d’abord soutenu l’artiste, avant de se rétracter et celui-ci avait été désinvité de la Biennale.

L’installation de l’historienne et réalisatrice Ruth Beckermann, intitulée « The missing image », permet aussi de voir la population autrichienne hilare, au printemps 1938, devant les Juifs contraints de brosser le sol (cf. billet sur ce blog). C’est assurément plus facile aujourd’hui pour un.e Autrichien.ne de s’apitoyer sur les victimes aujourd’hui décédées que de questionner cette hilarité, auprès de ses propres grands-parents…

Idée reçue n°52 : « Les Juives et les Juifs ne doivent pas critiquer Israël »

Une installation vidéo de l’artiste étasuinenne Danielle Durchslag reprend quelques plans du film Les liaisons dangereuses (Stephen Frears, 1988) en modifiant les dialogues. Lorsqu’une femme émet une critique envers la politique israélienne, elle est huée par tout un théâtre !

Idée reçue n°62 : « Israël est la patrie des tous les Juifs  »

Ce sont sûrement les deux idées reçues qui ont le plus choqué celles et ceux qui considèrent le Musée juif comme une annexe de l’ambassade d’Israël.

Idée reçue n°68 : « Toutes les personnes juives sont religieuses »

Ici ce sont des membres du parti conservateur allemand (CDU) qui, à l’été 2020, se sont fait prendre en portrait déguisés en Juifs, portant des objets de culte relatifs aux principales fêtes juives. Implicitement, cette désastreuse campagne visant à exprimer une solidarité envers la population juive s’est trouvée véhiculer de nombreux clichés, notamment celui selon lequel les Juifs seraient tous religieux.

Idée reçue n°78 : « Seuls les Juifs sont circoncis »

Là l’idée reçue est bien mal formulée ! Par un effet de rhétorique trivial, on insinue que les Juifs sont tous circoncis, ce qui est loin d’être le cas ! Par contre, on sait bien que si actuellement un tiers des hommes subissent cette mutilation (« posthectomie » est le terme médical pour l’ablation du prépuce), c’est que c’est pratiqué dans bien d’autres cultures, ou pour de prétendues raisons médicales (phimosis).

Parmi les autres idées reçues, citons encore « Tous les Juifs mangent casher », « Quand des non-Juifs portent une kippa ils montrent leur solidarité », « Tous ce qui est Juif ou israélien est fantastique » ou même « Comprendre le destin des juifs fait de moi une meilleure personne ».

En dehors de cette erreur sur la circoncision, le musée juif permet à travers cette exposition de déconstruire de façon explicite de nombreux clichés sur les Juifs tout en insistant sur la diversité de l’identité juive. Le président de la communauté juive s’est permis de critiquer l’exposition en demandant « expressément plus de sensibilité ». Il faut pourtant bien nommer les clichés pour les combattre !

En réalité, toutes les critiques formulées relèvent d’attaques ad hominem contre la directrice car celle-ci n’est pas juive. La chanteuse Sandra Kreisler s’est ainsi plainte que Barbara Staudinger « ne veuille pas écouter les juifs » qui demandent la fermeture de cette exposition et « traitent de ces questions depuis des décennies ».

La polémique a atteint un tel niveau que le 2 février dernier, neuf rescapés juifs de la Seconde Guerre mondiale ont signé une tribune pour défendre la directrice du musée. En réalité, 78 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il demeure très délicat d’aborder la culture juive en Autriche dans toute sa diversité.

Sources et compléments

L’exposition est à voir au Musée juif de Viene jusqu’au 4 juin 2023. Le prix est malheureusement complètement exagéré : 15 euros l’entrée ! Comme le billet est valable pendant une semaine, il faut en profiter pour voir un autre jour l’exposition permanente, présentée ici sur ce blog.

En 2011, une autre polémique avait agité le Musée juif de Vienne, voir sur ce blog, « Une semaine de cristal ».

Sur la place de la culture juive en Autriche : J. Segal, « La culture juive en Autriche, absence de présence et présence de l’absence », Les Temps Modernes, mai-juillet 2009, pp. 90-98 (PDF).

Enfin, au sujet de la circoncision, voir sur ce blog, « Une indécence sans nom caractérise le débat sur la circoncision en Autriche » et ce bilan.

6 février 2023 - Posted by | Antisémitisme, Autriche, Israel, Mémoire, Nazisme, Religion, Vienne | ,

4 commentaires »

  1. Merci pour cet article. L’exposition est excellente : moderne, instructive, elle ose aborder de front des sujets laissés sous le tapis en Autriche et ailleurs.
    Le « problème » principal est en effet que la Directrice du Musée n’est pas juive, et c’est bien triste. Le wokisme a atteint l’Europe, on le savait déjà, mais ce n’est pas une bonne nouvelle.

    Commentaire par Geraldine | 6 février 2023 | Réponse

  2. Merci pour cet article intéressant et détaillé, j’avoue être passé à côté de cette polémique.
    Petite remarque sur ce passage: « C’est assurément plus facile aujourd’hui pour un.e Autrichien.ne de s’apitoyer sur les victimes aujourd’hui décédées que de questionner cette hilarité, auprès de ses propres grands-parents… »
    Je trouve que cela manque un peu de nuance et semble dire que tous les autrichiens devraient se poser la question.
    Et il me semble désormais compliqué qu’ils questionnent leurs grands-parents (ou plutôt leurs arrières grand-parents) car les personnes sur la photo devaient avoir au moins 30 ans et la photo a plus de 83 ans.

    Commentaire par Romain | 8 février 2023 | Réponse

    • C’est vrai, le temps file ! J’aurais dû mettre « questionner son histoire familiale ». Merci.

      Commentaire par segalavienne | 8 février 2023 | Réponse

    • C’est vrai, j’aurais dû écrire « questionner son histoire familiale ». Merci pour cette remarque.

      Commentaire par segalavienne | 8 février 2023 | Réponse


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