Du nazi Murer à l’identitaire Sellner, « Österreich über alles ? »
Graz, 1963. Franz Murer (1912-1994) est jugé pour ses responsabilités dans le ghetto de Vilnius où, de 1941 à 1943, il était en charge des « affaires juives » en tant que représentant du commissaire territorial. Une vingtaine de témoins oculaires, rares rescapés du ghetto, défilent à la barre et racontent le sadisme de Murer, connu sous le nom de « boucher de Vilnius ». Sous son règne, la population juive passe de 80 000 à 600 personnes, seuls subsistent les quelques Juifs autorisés à travailler. A la fin de la guerre il y aura 250 survivants. Les femmes enceintes sont avortées ou exécutées, quiconque tente de ravitailler le ghetto ou ramener du bois pour se chauffer est froidement abattu, un père devant son enfant, un enfant devant son père.
Pendant les deux heures et quart du film exceptionnel de Christian Frosch, Murer, Anatomie d’un procès, la tension est telle et la photo si réussie, qu’on ne voit pas le temps passer. Les témoignages sur la vie dans cette ville autrefois appelée « la Jérusalem du nord » sont bouleversants et les langues parlées par les témoins reflètent chacune une histoire. Encore beaucoup de yiddish, de l’hébreu, de l’anglais… et l’avocat de la défense se montre d’ailleurs outré qu’avec l’argent des contribuables autrichiens on ait fait venir des Juifs du monde entier raconter des « mensonges » dans des « discours incohérents ». On assiste aussi aux discussions entre les huit jurés, aux pressions politiques, à Vienne comme à Graz, au soutien inconditionnel du public dont certains, pendant l’audience, caricaturent les rescapés juifs en insistant sur le profil de leur nez.
Car Murer est pour la majorité des Autrichiens un homme « respectable » (le mot « anständig » est peut-être plus proche de « bien comme il faut »), responsable local des paysans au sein du parti conservateur, l’ÖVP. Grâce à la ténacité de Simon Wiesenthal, Murer est arrêté une première fois en 1947 et remis aux autorités soviétiques, il est condamné à 25 ans de camp, la peine maximale possible, mais en 1955, lorsque l’Autriche devient indépendante, l’accord avec les Alliés prévoit le retour des prisonniers de guerre et autres détenus autrichiens. Murer est fêté comme un héros lors de son arrivée. L’Autriche doit normalement le juger, mais les choses traînent et c’est encore Simon Wiesenthal qui parvient à le faire arrêter, le 10 mai 1961. Dans son village, c’est la révolte, tout le monde manifeste contre Vienne. Le procès a lieu en 1963 mais le ministre de la justice de l’époque, socialiste au passé communiste est contraint de laisser les conservateurs exercer une forte pression sur le juge (un ancien membre du parti nazi) ainsi que sur l’avocat général qui, sciemment, plaide de façon très maladroite contre Murer lors des réquisitoires. Celui-ci sera acquitté et vivra paisiblement le reste de ses jours dans sa belle exploitation agricole.
Le titre du film, Murer, Anatomie d’un procès, évoque bien sûr pour les cinéphiles le formidable film d’Otto Preminger, Anatomy of a Murder (1959, avec James Stewart). On voit la justice en train de se faire, chaque rouage est analysé : l’hébergement des témoins, le rôle de la presse (Arbeiter Zeitung et New York Times), les échanges entre les jurés, le poids de l’Eglise catholique. En ce sens, le film se rapproche aussi de l’excellent film de Margarethe von Trotta, Hannah Arendt, sur le procès Eichmann (dont j’avais publié cette critique).
Parmi les acteurs, Karl Fischer qui joue Franz Murer est excellent. Notons aussi la présence très remarquée de Rafael Goldwaser, dans le rôle d’un témoin ayant survécu au ghetto. Spécialiste international de théâtre yiddish (fondateur en 1992 du Lufteater), c’est lui qui a en outre coaché les acteurs s’exprimant dans cette langue (écouter ici la présentation de ses activités).
Seul petit regret, pour ce film que je recommande chaudement, une petite liberté prise avec l’histoire. Par anticommunisme bon teint, il est dit trois fois que Murer avait été condamné en 1948 par les soviétiques « pour l’assassinat de citoyens soviétiques » – comprendre bien sûr « uniquement » pour ces assassinats, et pas pour le massacre des Juifs. C’est inexact, la sentence promulguée à Vilnius le 25 octobre 1948 concerne bien sa participation dans son rôle dans la sélection de 5000 Juifs abattus à Vilnius ou dans la forêt voisine de Ponary.
Quoi qu’il en soit, ce film devrait être diffusé dans toutes les écoles autrichiennes, lorsqu’on voit qu’aujourd’hui le parti héritier du nazisme, le FPÖ gouverne le pays avec les conservateurs de l’ÖVP. Vendredi 27 avril, la police a perquisitionné au domicile du principal responsable des « Identitaires » autrichiens, Martin Sellner (dont les collègues français ont scandaleusement organisé une occupation du Col de l’échelle à la frontière franco-italienne, implicitement applaudi par le ministre d’extrême droite du gouvernement Macron, Gérard Collomb qui en a conclu qu’il fallait effectivement plus de gendarmes à cette frontière pour empêcher à la fois le passage des demandeurs d’asile et toute aide que la population pourrait apporter). Martin Sellner est suspecté d’incitation à la haine, de formation d’organisation criminelle et de dégradation de biens publics. Il a d’ailleurs été récemment refoulé à son entrée au Royaume-Uni en raison du danger qu’il représente.

Martin Sellner
Prenons l’article paru le vendredi 27 avril à 15h sur le site du quotidien gratuit Heute. Parmi les 250 commentaires (en date du 29 avril à 16h), l’immense majorité de ceux-ci soutiennent le néonazi qui s’était ému de cette action policière avec le hastag #heimatliebeistkeinverbrechen (« l’amour de la patrie n’est pas un crime ») ! Une certaine “Ines” écrit par exemple « En Autriche … on peut tout être, sauf autrichien ! Alors tout va bien pour toi ! » 415 likes, 113 dislikes.
“Hans” s’en prend à une justice politique, certain que les identitaires n’ont rien à voir avec l’extrême droite (373 likes, 91 dislikes).
Sur le site du Standard, de centre gauche, le journal dit de référence, on trouve aussi des commentaires de cette nature, mais très largement rejetés par les lecteurs. Une lectrice, « Carla M. » note non sans ironie que le ministre de l’intérieur, Herbert Kickl, l’idéologue du parti d’extrême droite, saura mettre un terme aux suites de cette perquisition jugée inopportune à ses yeux.
En somme, que ce soit en 1963 lors du jugement de Murer ou aujourd’hui, en 2018, l’Autriche a-t-elle vraiment changé ?
Compléments
- Sur le cas Murer : Johannes Sachslehner , « Skandal um NS-Täter Franz Murer – Wie der ‘Schlächter von Wilna’ davonkam », Der Spiegel, 12.3.2018
- Sur les Identitaires, lire ce reportage de Sarah Halifa-Legrand et Vincent Jauvert (auquel j’avais modestement contribué pour la partie autrichienne) : « Extrême droite : cette internationale ‘identitaire’ qui prépare la guerre », L’Obs, 12 mars 2017.
- Un des fils de Franz Murer, Gerulf Murer, a été secrétaire d’Etat pour l’agriculture et député à l’assemblée nationale du parti d’extrême droite, le FPÖ, jusqu’en 1996.
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très bel article!
merci.