Hybris sportive et parentale à Linz
L’hybris est dans la Grèce antique l’expression de la démesure, par exemple lorsque l’orgueil dévore la passion. C’est un peu ce qui s’est passé à Linz, capitale de la Haute-Autriche, samedi 2 avril. L’image ci-contre est parlante : des adultes, a priori deux pères et une mère, traînent littéralement leur enfant sur une course. Il s’agit d’une des épreuves réservées aux enfants dans le cadre du marathon de Linz. Âgés de trois ou quatre ans, les enfants sont conviés à courir sur 42 m (oui, quarante-deux seulement). Pour que ces chères petites têtes blondes ne soient pas impressionnées dans le stade, les parents sont autorisés à prendre le départ avec eux et dans un pays où les parents n’ont souvent qu’un enfant unique (taux de fécondité 1,5 ; France 2,1), cela ne suffit pas d’emmener son petit trésor aux cours de bébé-nageurs à deux semaines, de lui faire apprendre la musique à-deux-ans-comme-Mozart et de le mettre aux cours de mandarin à six ans : il faut aussi remporter une course en stade à l’âge de trois ans.
Cette photo prise par le photographe Manfred Binder sur la ligne d’arrivée a énormément choqué et fait plusieurs fois le tour du monde, partagée 732 fois sur Facebook (ce qui assure une diffusion exponentielle). La presse papier a suivi, avec des articles dans les quotidiens autrichiens d’abord (Kurier, Standard…), en Grande-Bretagne (le Daily mirror) ou en Suisse (20minutes), ou encore à la télévision autrichienne (ORF). Cette photo n’a rien d’unique et contrairement à ce que certaines personnes ont pu écrire, ce genre de scène se déroule fréquemment. Le photographe explique qu’il a d’autres photos où les enfants sont balancés à un mètre du sol et qu’à d’autres courses, il a assisté à des scènes semblables. Ewald Tröbinger, organisateur du marathon de Linz et donc aussi des courses annexes, estime que cette ambition démesurée (hybris) des parents est liée à l’esprit d’une société (capitaliste) dans laquelle la devise est toujours « plus vite, plus loin, plus haut ». Il ajoute « le deuxième c’est déjà le premier perdant ».
[Ajout du 11 avril : dans le journal gratuit Heute en date du 11 avril, la mère de l’enfant à droite sur la photo s’exprime sur cette course (cf. cet article). Elle prétend que son fils, Nikita, allait tomber, qu’il avait trébuché, et qu’elle l’a rattrapé pour ne pas qu’il tombe. Elle l’a mis au premier rang car elle sait qu’il est un coureur très rapide et nourrit une certaine ambition pour son fils, annonçant au journaliste avec lequel elle s’’est entretenue : « Dans 20 ans quand nous nous reverrons, Nikita sera joueur de hockey sur glace professionnel, ça je le sais déjà », et d’ajouter que son frère a déjà 50 médailles. ]
Cette photo illustre aussi l’idéologie qui est portée par le sport de compétition. La violence (hooliganisme), le dopage (généralisé à haut niveau mais très présent aussi dans le sport amateur) et la corruption (FIFA, CIO…) en sont des épiphénomènes qui commencent tout juste à être compris (voir dans les compléments ci-dessous les références des travaux de Jean-Marie Brohm et de la revue Quel Sport ?).
Concernant les parents, la scène relatée par cette photo apporte aussi un exemple de ce que sont des « parents hélicoptères », dévoués aux pieds de leur progéniture et persuadés de faire le maximum pour leur bonheur avec de multiples sollicitations. C’est un phénomène né aux Etats-Unis mais que l’on retrouve dans la plupart des pays occidentaux. Enfin, il y a un dernier aspect, plus délicat, c’est le côté éventuellement autrichien de cet événement hautement représentatif. Celles et ceux qui ont lu ou vu La pianiste (le roman d’Elfriede Jelinek paru en 1983 ou son adaptation par Michael Haneke en 2001) comprendront ce dont il est question. L’éducation autoritaire a été analysée et dénoncée par le médecin et psychothérapeute Erwin Ringel (1921-1994) qui estimait que les animaux domestiques étaient mieux traités que les enfants. Voir à ce sujet, pour les germanophones cette vidéo extraordinaire, sur L’âme des Autrichiens (*).
Sources et compléments
- Natascha Marakovits, „Doping läuft auch bei Hobbysportlern mit“, Kurier, 3.4.2016
- Natascha Marakovits, „Linzer Juniormarathon: Eltern zerrten ihre Kinder ins Ziel“, Kurier, 3.4.2016
- „Ein Foto ehrgeiziger Eltern sorgt für Empörung“, Der Standard, 5.4.2016
- Thomas Rottenberg, „Die Marathon-Eltern von Linz“, Fisch+Fleisch, 7.4.2016
- Jean-Marie Brohm, La tyrannie sportive – théorie critique d’un opium du peuple, Editions, Beauchesne, 2006
- Site de la revue Quel Sport ? (cf. ma recension sur les quatre premiers numéros).
- Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Denoël, 1975.
- Erwin Riegel, Die österreichische Seele, Kremayr & Scheria, 1984
Et sur ce blog, au sujet du sport
- Les « Jeux » de Sotchi vus d’Autriche : Geld über alles!
- Austria has its own « Lance Armstrong »
- Un sport… au service de l’armée ?
- Une société pervertie
- Foot : ces crimes dont on ne parle pas…
- L’Autriche, paradis du secret bancaire… et du dopage ?
- Pour mémoire, avant les JO de la honte à Pékin…
(*) Mes remerciements vont à Emanuel-Josef Ringhoffer qui me l’a signalée.
2 commentaires »
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je ne connaissais les « parents hélicoptères »…
ce souci de perfection à l’égard des enfants dans un esprit de compétition fait peur:en Corée du Sud j’ai déjà lu que ce type de comportement parental est banalisé…
merci de mettre l’accent sur ces pratiques élitistes et traumatisantes
Une vidéo surréaliste ! Mais contrairement à ce qui est indiqué dans le texte, Ringel fait l’éloge de l’éducation des enfants telle qu’elle est pratiquée en Carinthie.